Le Petit Chose - Part 2
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Part 2

Sans le vouloir on en ecrasait. Pouah! Annou en avait deja tue beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'evier, on boucha le trou de l'evier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'ou.

Il fallut avoir un chat expres pour les tuer, et toutes les nuits c'etait dans la cuisine une effroyable boucherie.

[14]

Les babarottes me firent har Lyon des le premier soir.

Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas etaient changees....

Le dimanche, pour nous egayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhone, avec des parapluies.... Ces promenades de famille etaient lugubres. M. Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derriere; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'etre dans la rue, sans doute parce que nous etions pauvres.

Au bout d'un mois la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mere a la pa.s.sion, ne pouvait pas se decider a nous quitter.

Elle suppliait qu'on la gardat, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivee dans le Midi, elle s'y maria de desespoir.

Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misere.... La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mere, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant a embra.s.ser; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant: "Tu acheteras ca et ca"; et il achetait ca et ca tres bien, toujours en pleurant, par exemple.

Pauvre Jacques! il n'etait pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de le voir eternellement la larme a l'il, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches.... On entendait tout le jour: "Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un ane!" Le fait est [15] que, lorsque son pere etait la, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens.

Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid.

M. Eyssette lui portait malheur. ecoutez la scene de la cruche:

Un soir, au moment de se mettre a table, on s'apercoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.

- Si vous voulez, j'irai en chercher, dit ce bon enfant de Jacques.

Et le voila qui prend la cruche, une grosse cruche de gres.

M. Eyssette hausse les epaules:

- Si c'est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est ca.s.see, c'est sur.

- Tu entends, Jacques,-c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille,-tu entends, ne la ca.s.se pas, fais bien attention.

M. Eyssette reprend:

- Oh! tu as beau lui dire de ne pas la ca.s.ser, il la ca.s.sera tout de meme.

Ici, la voix eploree de Jacques:

- Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la ca.s.se?

- Je ne veux pas que tu la ca.s.ses, je te dis que tu la ca.s.seras, repond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de replique.

Jacques ne replique pas; il prend la cruche d'une main fievreuse et sort brusquement avec l'air de dire:

- Ah! je la ca.s.serai? Eh bien, nous allons voir!

Cinq minutes, dix minutes se pa.s.sent; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence a se tourmenter:

- Pourvu qu'il ne lui soit rien arrive!

- Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrive? dit [16] M. Eyssette d'un ton bourru. Il a ca.s.se la cruche et n'ose plus rentrer.

Mais tout en disant cela,-avec son air bourru, c'etait le meilleur homme du monde,-il se leve et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques etait devenu. Il n'a pas loin a aller, Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, petrifie.

En voyant M. Eyssette, il palit, et d'une voix navrante et faible, oh! si faible: "Je l'ai ca.s.see", dit-il.... Il l'avait ca.s.see!...

Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela "la scene de la cruche".

Il y avait environ deux mois que nous etions a Lyon, lorsque nos parents songerent a nos etudes. Un ami de la famille, recteur d'universite dans le Midi, ecrivit un jour a mon pere que, s'il voulait une bourse d'externe au college de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.

- Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.

- Et Jacques? dit ma mere.

- Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera tres utile.

D'ailleurs je m'apercois qu'il a du gout pour le commerce.

Nous en ferons un negociant.

De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du gout pour le commerce. En ce temps-la, le pauvre garcon n'avait du gout que pour les larmes, et si on l'avait consulte....

Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.

Ce qui me frappa d'abord, a mon arrivee au college, c'est que j'etais le seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses; il n'y a que les [17] enfants de la rue, les _gones_, comme on dit. Moi, j'en avais une, une pet.i.te blouse a carreaux que datait de la fabrique; j'avais une blouse, j'avais l'air d'un gone....

Quand j'entrai dans la cla.s.se; les eleves ricanerent. On disait: "Tiens!

il a une blouse!" Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des levres, d'un air meprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait toujours: "Eh! vous, la-bas, le pet.i.t Chose!" Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te.... A la fin mes camarades me surnommerent "le pet.i.t Chose," et le surnom me resta....

Ce n'etait pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants.

Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnes, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres etaient de vieux bouquins achetes sur les quais, moisis, fanes, sentant le rance; les couvertures etaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait.

Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinite de poches, tres commode, mais toujours trop de colle. Le besoin de coller et de cartonner etait devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de pet.i.ts pots de colle et, des qu'il pouvait s'echapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait.

Le reste du [18] temps, il portait des paquets en ville, ecrivait sous la dictee, allait aux provisions,-le commerce enfin.

Quant a moi, j'avais compris que, lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle "le pet.i.t Chose", il faut travailler deux fois plus que les autres pour etre leur egal, et ma foi! le pet.i.t Chose se mit a travailler de tout son courage.

Brave pet.i.t Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, a.s.sis a sa table de travail, les jambes enveloppees d'une couverture.

Au dehors le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.

- J'ai recu votre honoree du 8 courant.

Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait:

- J'ai recu votre honoree du 8 courant.

De temps en temps la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'etait Mme Eyssette qui entrait. Elle s'approchait du pet.i.t Chose sur la pointe des pieds. Chut!...

- Tu travailles? lui disait-elle tout bas.

- Oui, mere.

- Tu n'as pas froid?

- Oh! non!

Le pet.i.t Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.