Le Petit Chose - Part 11
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Part 11

Pendant quelque temps nous vec.u.mes en a.s.sez bons termes.

M. le marquis avait bien par-ci par-la certaines facons impertinentes de me regarder ou de me repondre, mais j'affectais de n'y point prendre garde, sentant que j'avais affaire a forte partie.

Un jour, cependant, ce faquin de marquis se permit de repliquer, en pleine etude, avec une insolence telle que je perdis toute patience.

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- Monsieur de Boucoyran, lui dis-je en essayant de garder mon sang-froid, prenez vos livres et sortez sur-le-champ.

C'etait un acte d'autorite inou pour ce drole. Il en resta stupefait et me regarda, sans bouger de sa place, avec des gros yeux.

Je compris que je m'engageais dans une mechante affaire, mais j'etais trop avance pour reculer.

- Sortez, monsieur de Boucoyran!... commandai-je de nouveau.

Les eleves attendaient anxieux.... Pour la premiere fois j'avais du silence.

A ma seconde injonction le marquis, revenu de sa surprise, me repondit, il fallait voir de quel air:-"Je ne sortirai pas!"

Il y eut parmi toute l'etude un murmure d'admiration.

Je me levai dans ma chaire, indigne.

- Vous ne sortirez pas, monsieur?... C'est ce que nous allons voir.

Et je descendis....

Dieu m'est temoin qu'a ce moment-la toute idee de violence etait bien loin de moi; je voulais seulement intimider le marquis par la fermete de mon att.i.tude; mais, en me voyant descendre de ma chaire, il se mit a ricaner d'une facon si meprisante que j'eus le geste de le prendre au collet pour le faire sortir de son banc....

Le miserable tenait cachee sous sa tunique une enorme regle en fer.

A peine eus-je leve la main qu'il m'a.s.sena sur le bras un coup terrible.

La douleur m'arracha un cri.

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Toute l'etude batt.i.t des mains.

- Bravo, marquis!

Pour le coup je perdis la tete. D'un bond je fus sur la table, d'un autre, sur le marquis; et alors, le prenant a la gorge, je fis si bien, des pieds, des poings, des dents, de tout, que je l'arrachai de sa place et qu'il s'en alla rouler hors de l'etude, jusqu'au milieu de la cour....

Ce fut l'affaire d'une seconde; je ne me serais jamais cru tant de vigueur.

Les eleves etaient consternes. On ne criait plus: "Bravo, marquis!"

On avait peur. Boucoyran, le fort des forts, mis a la raison par ce gringalet de pion! Quelle aventure!... Je venais de gagner en autorite ce que le marquis venait de perdre en prestige.

Quand je remontai dans ma chaire, pale encore et tremblant d'emotion, tous les visages se pencherent vivement sur les pupitres. L'etude etait matee.

Mais le princ.i.p.al, M. Viot, qu'allaient-ils penser de cette affaire?

Comment! j'avais ose lever la main sur un eleve! sur le marquis de Boucoyran! sur le n.o.ble du college! Je voulais donc me faire cha.s.ser!

Ces reflexions, qui me venaient un peu tard, me troublerent dans mon triomphe. J'eus peur a mon tour. Je me disais: "C'est sur, le marquis est alle se plaindre." Et d'une minute a l'autre je m'attendais a voir entrer le princ.i.p.al. Je tremblai jusqu'a la fin de l'etude; pourtant personne ne vint.

A la recreation je fus tres etonne de voir Boucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me ra.s.sura un peu; et, comme toute la journee se pa.s.sa sans encombres, je [68] m'imaginai que mon drole se tiendrait coi et que j'en serais quitte pour la peur.

Par malheur le jeudi suivant etait jour de sortie. Le soir M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J'eus comme un pressentiment, et je ne dormis pas de toute la nuit.

Le lendemain, a la premiere etude, les eleves chuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide. Sans en avoir l'air, je mourais d'inquietude.

Vers les sept heures, la porte s'ouvrit d'un coup sec. Tous les enfants se leverent.

J'etais perdu....

Le princ.i.p.al entra le premier, puis M. Viot derriere lui, puis enfin un grand vieux boutonne jusqu'au menton dans une longue redingote, et cravate d'un col de crin haut de quatre doigts. Celui-la, je ne le connaissais pas, mais je compris tout de suite que c'etait M. de Boucoyran le pere.

Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre ses dents.

Je n'eus pas meme le courage de descendre de ma chaire pour faire honneur a ces messieurs; eux non plus, en entrant, ne me saluerent pas.

Ils prirent position tous les trois au milieu de l'etude, et, jusqu'a leur sortie, ne regarderent pas une seule fois de mon cote.

Ce fut le princ.i.p.al qui ouvrit le feu.

- Messieurs, dit-il en s'adressant aux eleves, nous venons ici remplir une mission penible, tres penible. Un de vos maitres s'est rendu coupable d'une faute si grave qu'il est de notre devoir de lui infliger un blame public.

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La-dessus le voila parti a m'infliger un blame qui dura au moins un grand quart d'heure. Tous les faits denature: le marquis etait le meilleur eleve du college; je l'avais brutalise sans raison, sans excuse.

Enfin j'avais manque a tous mes devoirs.

Que repondre a ces accusations?

De temps en temps j'essayais de me defendre. "Pardon, monsieur le princ.i.p.al!..." Mais le princ.i.p.al ne m'ecoutait pas, et il m'infligea son blame jusqu'au bout.

Apres lui M. de Boucoyran, le pere, prit la parole, et de quelle facon!...

Un veritable requisitoire. Malheureux pere! On lui avait presque a.s.sa.s.sine son enfant. Sur ce pauvre pet.i.t etre sans defense on s'etait rue comme...comme...comment dirait-il?... comme un buffle, comme un buffle sauvage. L'enfant gardait le lit depuis deux jours.

Depuis deux jours sa mere, en larmes, le veillait....

Ah! s'il avait eu affaire a un homme, c'est lui, M. de Boucoyran le pere, qui se serait charge de venger son enfant! Mais On n'etait qu'un galopin dont il avait pitie. Seulement qu'On se le tint pour dit: si jamais On touchait encore a un cheveu de son fils, On se ferait couper les deux oreilles tout net....

Pendant ce beau discours les eleves riaient sous cape, et les clefs de M. Viot fretillaient de plaisir. Debout dans sa chaire, pale de rage, le pauvre On ecoutait toutes ces injures, devorait toutes ces humiliations et se gardait bien de repondre. Si On avait repondu, On aurait ete cha.s.se du college; et alors ou aller?

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Enfin, au bout d'une heure, quand ils furent a sec d'eloquence, ces trois messieurs se retirement. Derriere eux il se fit dans l'etude un grand brouhaha. J'essayai, mais vainement, d'obtenir un peu de silence; les enfants me riaient au nez. L'affaire Boucoyran avait acheve de tuer mon autorite.

Oh! ce fut une terrible affaire!

Toute la ville s'en emut.... Au Pet.i.t-Cercle, au Grand-Cercle, dans les cafes, a la musique, on ne parlait pas d'autre chose.

Les gens bien informes donnaient des details a faire dresser les cheveux.

Il parait que ce maitre d'etude etait un monstre, un ogre.

Il avait torture l'enfant avec des raffinements inous de cruaute.

En parlant de lui on ne disait plus que "le bourreau".